Je ne sais comment expliquer mon besoin d’étoiles. Ce n’est pas une envie passagère, une passion d’enfant dont j’aurais pu me lasser au fil des années ou une simple habitude, c’est une véritable nécessité organique qui a modelé l’ensemble de ma vie et qui m’aide à garder l’équilibre. Lorsque je ne peux pas admirer un ciel chargé d’étoiles durant plusieurs semaines, je me sens vide, essoufflé, incomplet. J’ai besoin de la respiration profonde et de la clarté d’esprit que me procure l’observation de notre environnement cosmique et je guette donc sans fin les éclaircies.
À l’approche d’une période favorable à l’observation, l’impatience et l’espoir naissent et s’installent en moi comme un fourmillement discret mais continu. Le « peut-être » surgit au mieux une dizaine de jours avant une sortie, lorsque les prévisions météorologiques à long terme signalent une ouverture du rideau nuageux. Je me prends alors à envisager des sites d’observation, j’étudie la course des constellations, la position des planètes et de la Voie lactée, la phase de la Lune et son éclat, l’heure de son lever ou de son coucher, tout ce qui me semble nécessaire pour composer un beau bouquet de paysages nocturnes.
Même avec la fiabilité croissante des prévisions à courte échéance, ce n’est généralement qu’au dernier moment, la veille au soir ou le matin même, que je choisis mon point de chute. Mes instruments astronomiques et photographiques sont déjà prêts : les batteries des boîtiers sont chargées, les capteurs et les optiques nettoyés, les mémoires formatées, les trépieds et les montures vérifiés, le tout formant un tas envahissant dans l’entrée. Il faut aussi des habits, bien sûr, et de quoi manger et boire, chaud de préférence, pour tenir toute la nuit.
J’habite dans le halo de lumière artificielle de la métropole montpelliéraine et je grimpe aussi souvent que possible jusqu’à la Réserve internationale de ciel étoilé du parc national des Cévennes pour retrouver l’un des ciels les plus noirs de France métropolitaine. Ses recoins les plus éloignés se situent à près de trois heures de route, je dois donc partir en tout début d’après-midi au plus tard pour arriver sur mon site d’observation avant le coucher du Soleil, assez tôt pour repérer les lieux quand je ne les connais pas déjà.
Ce jeudi 14 octobre, l’image satellite disponible en fin de matinée est parfaite, mais une entrée d’air maritime est prévue en cours de nuit sur le littoral, avec un risque de brouillard dans les vallées cévenoles, je décide donc de m’éloigner le plus possible de la côte et de prendre de l’altitude. Quissac, Anduze, Alès, Portes, les Tavernoles, Le Pont-de-Montvert, Villeneuve, l’Hôpital, la route de plus en plus étroite se transforme en chemin cahoteux avant mon arrivée au mas Camargues ancré solidement à près de 1 400 m d’altitude sur le flanc sud du mont Lozère. Je souhaite passer une nuit ici depuis très longtemps, mais, entre confinement, couvre-feu, mauvais temps, travail, contraintes diverses, les mois d’attente se sont transformés en années.
Le ciel d’un bleu immaculé rehausse les teintes automnales des hêtres qui veillent sur le Tarn à peine né et la diffusion autour du disque solaire que je cache avec le bout de mon index est très faible, ce qui est vraiment prometteur pour les heures à venir. La température est bien plus basse que dans la plaine alors j’enfile une veste et je marche d’un bon pas jusqu’aux solides bâtiments du mas pour repérer les cadrages de mes futures images. Le Soleil brille encore vivement, mais j’imagine l’emplacement des astres au-dessus des paysages qui m’entourent : l’étoile Polaire scintillera ici, Jupiter et Saturne encadreront la Lune à gauche de cet arbre en début de nuit et, plus tard, je verrai surgir les Pléiades et le Taureau à droite de ce mur, juste avant l’envol de la silhouette élancée d’Orion. Mon esprit vagabonde joyeusement et je sens la fatigue du jour qui s’éloigne peu à peu.
Le Soleil vient de disparaître. Les voitures des derniers visiteurs s’éloignent en tressautant et je reste seul sur place alors que le ciel s’assombrit et que la température baisse rapidement. Je sors et assemble mon matériel pour qu’il s’acclimate et je mange mon premier casse-croûte de la nuit en enfilant un pull de plus. Je travaille comme toujours avec plusieurs boîtiers photographiques et le premier que j’installe est celui qui va accumuler des images toutes les treize secondes durant près de douze heures. J’ai choisi son emplacement au nord du petit pont robuste qui enjambe le Tarn pour que l’éclat lunaire magnifie les teintes contrastées des hêtres jusqu’au cœur de la nuit. Comme il est juste au bord de l’eau courante, j’entoure l’objectif avec une résistance chauffante pour éviter le dépôt de buée sur la lentille frontale. Il ne me reste plus qu’à attendre les premières étoiles, vérifier la mise au point et la bloquer, régler l’ouverture et la sensibilité, fignoler le cadrage, contrôler une dernière fois que la carte mémoire est bien vide et que les batteries du boîtier et de la résistance sont correctement branchées et, enfin, lancer la première des trois mille images qui s’accumuleront silencieusement jusqu’à l’aube.
Sac photo sur le dos, un trépied replié dans chaque main, je monte dans la pénombre jusqu’au mas Camargues. L’éclat du quartier lunaire dépasse rapidement celui du crépuscule finissant et les arbres déploient des ombres timides sur le paysage qui luit délicatement dans ce faux jour. La rumeur enfantine du Tarn se réverbère contre les parois alanguies du vallon, faisant naître un grondement sourd et changeant que je confonds plusieurs fois avec celui des avions de hautes altitudes qui bousculent les étoiles. Les cris aigus d’un rapace que je ne parviens pas à identifier viennent rythmer la première heure de la nuit, puis le calme s’installe, renforcé par l’écho sourd de la rivière.
En contrebas de la façade austère du mas, au pied d’un arbre pyramidal au vert printanier, je dépose un deuxième boîtier pour suivre le lever des constellations de l’hiver et les changements de luminosité qui accompagneront le coucher de la Lune, puis je remonte jusqu’aux bâtiments. J’enchaîne alors les images en me déplaçant de point en point avec un troisième appareil équipé d’un objectif grand-angle pour embrasser une large portion de la voûte céleste. Une heure après, profitant de l’éclairage généreux dispensé par le gros quartier lunaire suspendu au méridien, je redescends vers la rivière pour réaliser les portraits imaginés en fin d’après-midi. L’or, le roux et le vert encore tendre des feuillages sont à peine perceptibles à l’œil nu, mais je sais qu’une pose d’une dizaine de secondes les mettra en valeur tout en révélant les étoiles comme autant de diamants sertis dans l’azur nocturne.
Je passe ainsi plusieurs heures à cheminer dans ces paysages métamorphosés par la présence sélène, les divagations de mes pensées ponctuées par des choix de cadrage ou des décisions techniques, puis je déguste un deuxième repas sous les étoiles et savoure une grande tasse de thé chaud en contemplant paisiblement le déclin de la Lune. Il est deux heures du matin et il est temps de remonter vers le champ récupérer le boîtier qui enregistre le coucher lunaire pour lui offrir de nouvelles perspectives. Dans le noir qui s’installe, j’assemble une monture équatoriale motorisée qui va compenser parfaitement la rotation de la Terre et je commence une série de photographies de la région d’Orion, du Taureau et de Persée avec un petit téléobjectif. Il s’agit d’accumuler les poses durant des dizaines de minutes pour chaque champ, j’ai donc le temps de reprendre mes observations et mes pérégrinations photographiques autour de la rivière et du mas.
Libérée de l’éclat lunaire, la voûte s’habille d’étoiles et le paysage qui s’est totalement éteint renforce l’omniprésence de ce grouillement stellaire tellement riche que je peine à reconnaître les constellations. Dans le grand silence de la nuit, le soc acéré du Triangle de l’été laboure l’horizon ouest et la nébuleuse de l’Amérique du Nord porte sur ses épaules une Voie lactée d’une épaisseur déroutante. Très haut dans le ciel, le fuseau cotonneux de la galaxie d’Andromède est si grand que je ne parviens pas à le cacher avec la largeur de mon pouce bras tendu. Sur sa gauche, je découvre à l’œil nu avec ravissement la petite tache de la galaxie du Triangle qui brille comme un flocon d’écume à la surface de l’océan céleste. Je me perds sans crainte dans cet espace infini, délaissant mon appareil pour m’allonger et parcourir la Voie lactée aux jumelles, suivant des alignements d’étoiles imparfaits, attrapant furtivement des scintillements aussi lointains que les promesses de l’enfance et jouant avec les voiles fantomatiques des nébuleuses. Emporté par ces perspectives je sens à peine le granit sous mon dos, j’ai l’impression troublante de flotter… et je me réveille soudain après un bref somme, les jumelles encore appuyées sur mon visage !
Revigoré par ce repos inattendu, je repars à la poursuite des étoiles. L’atmosphère est tellement pure que la lumière zodiacale est déjà évidente plus de deux heures avant l’orée de l’aube. S’élevant loin au-dessus de l’horizon est, elle auréole glorieusement la crinière du Lion et vient mourir comme une vague phosphorescente effilée devant l’amas de la Crèche, dans le Cancer. Sur le grand panorama du mas Camargues que je réalise juste avant l’éveil de l’aube, cette lueur interplanétaire est suffisante pour révéler les façades endormies sous la Voie lactée. La clarté croissante et le brame puissant d’un cerf plus bas dans la vallée me ramènent sur terre après cette longue nuit d’errance dans les étoiles.
Un délicat vernis givré recouvre les berges du Tarn, mais la résistance chauffante a fidèlement rempli son office et préservé la transparence de l’objectif qui est resté attentif aux moindres éclats durant une douzaine d’heures. L’aiguille du thermomètre flirte avec le zéro et je savoure un petit déjeuner frugal. Je n’ai dormi qu’une heure, par inadvertance, mais je suis parfaitement éveillé et serein, comme rechargé par ce long courant d’étoiles. Je range soigneusement mon matériel et fais un dernier tour d’horizon pour vérifier que je n’oublie rien avant de prendre le chemin du retour poussé par l’éclairage horizontal des premiers rayons du Soleil. Le brouillard qui comble les vallées et déborde sur les causses, ainsi que la mer de nuages que je contemple jusqu’au littoral méditerranéen en m’arrêtant plus tard au sommet du mont Aigoual, confirment que l’éloignement de la côte et l’altitude étaient les bons choix pour apprécier cette nuit mémorable.
Elleprésente plusieurs dizaines de rendez-vous entre les planètes, le Soleil et la Lune visibles de janvier à décembre 2022, ainsi que des cartes du ciel et de la Lune, des images inédites de paysages nocturnes et de nombreux textes et conseils pratiques pour observer et photographier simplement les astres au fil de l’année.
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Depuis que j’ai créé le blog Autour du Ciel sur lemonde.fr (janvier 2014), je mets en ligne régulièrement un billet de présentation des principaux rendez-vous astronomiques visibles à l’œil nu ou avec du petit matériel.
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